13.
La condamnation
— Ils sont ici ? (Les mots sont sortis de notre bouche dans un hoquet, comme l’eau de mes poumons quand on s’était étranglées. Après boire, c’était le point le plus important au monde.) Ils ont résolu l’énigme ?
Le visage de l’oncle Jeb était indéchiffrable dans l’obscurité.
— Qui ça ?
— Jamie, Jared ! Jared était avec le petit. Ils sont là, ils sont arrivés jusqu’ici ? Tu les as trouvés, tonton, comme nous ?
Il y a eu un silence infime.
— Non.
C’était une réponse implacable, sans pitié, sans regret. Dénuée de tout affect.
— Non. (Ce n’était pas pour reprendre sa réponse en écho, mais pour protester contre le fait d’être encore en vie. À quoi bon vivre alors ? On a fermé les yeux, tout entières à l’écoute de notre corps hurlant de douleur. Pour que cette souffrance pénètre notre esprit jusqu’au tréfonds.)
— Écoute, a lâché oncle Jeb au bout d’un moment. J’ai… j’ai un truc à faire. Repose-toi. Je reviens.
Melanie et moi, on n’a pas compris le sens de ces mots, c’étaient juste des sons. On a gardé les yeux fermés. On a entendu le bruit de ses pas s’éloigner. Impossible de savoir dans quelle direction. Quelle importance, de toute façon ?
Ils n’étaient pas ici. Il n’y avait plus aucune chance de les retrouver, plus aucun espoir. Jared et Jamie avaient disparu. C’étaient des experts en la matière. Ils étaient perdus, perdus pour toujours.
L’eau et la fraîcheur de la nuit nous éclaircissaient l’esprit, et c’était un supplice. Nous avons roulé sur le ventre pour nous cacher de nouveau le visage dans le sable. Nous étions éreintées, au-delà de l’épuisement, dans un cocon de chagrin. Il fallait dormir… ne plus penser, tout oublier… Dormir….
C’est ce qu’on a fait.
Au réveil, il faisait encore nuit, mais l’aube pointait à l’est ; la crête des montagnes était bordée de rouge. On avait dans la bouche un goût de poussière. La venue de l’oncle Jeb… un rêve, sans doute.
On avait les idées plus claires ce matin-là. On a tout de suite remarqué l’objet bizarre juste à côté de notre visage ; ce n’était ni un cactus ni un caillou. On a posé la main dessus, c’était dur et lisse. On l’a secoué. On a entendu le tintement miraculeux de l’eau à l’intérieur.
Oncle Jeb était réellement venu et nous avait laissé une gourde.
On s’est assises lentement, surprises de ne pas voir notre corps se casser en deux comme une brindille desséchée. En fait, ça allait bien mieux que la veille. La douleur était moins vive et, pour la première fois depuis longtemps, on avait faim.
Avec nos doigts maladroits et engourdis, on a dévissé le capuchon de la gourde. Elle n’était pas pleine, mais il y avait de quoi nous remplir l’estomac – dont la taille avait dû réduire notablement ! On a tout bu. Fini le rationnement ! On a laissé tomber la gourde sur le sable. Le bruit mou de l’impact a résonné dans le silence de l’aube. Nous étions parfaitement réveillées… On a soupiré de regret ; l’inconscience était moins douloureuse. On s’est caché la tête dans les mains. Et maintenant ?
— Pourquoi lui as-tu donné de l’eau, Jeb ? a lancé une voix en colère dans notre dos.
On s’est retournées dans un sursaut. Notre cœur s’est arrêté de battre, et notre conscience, dans l’instant, s’est scindée en deux.
Il y avait huit humains autour de moi, des humains « sauvages », cela ne laissait aucun doute. Je n’avais jamais vu des expressions aussi haineuses sur des visages – ce ne pouvait être des âmes. Leurs lèvres étaient retroussées, découvrant leurs dents comme des fauves, leurs sourcils étaient froncés et formaient un surplomb au-dessus de leurs yeux étincelants de colère.
Six hommes et deux femmes ; les hommes étaient tous plus grands que moi – deux, parmi eux, étaient bâtis comme des géants. J’ai pâli lorsque j’ai vu leurs bras bizarrement tendus vers moi, tenant des objets étranges. Des armes ! Il y avait des couteaux, certains de la taille de ceux que j’avais dans ma cuisine, mais d’autres plus longs, dont un particulièrement grand et terrifiant. Cette lame-là ne servait pas à couper des carottes ! C’est une machette m’a informée Melanie.
D’autres brandissaient des barres de fer, des morceaux de bois en guise de massues.
J’ai reconnu l’oncle Jeb au milieu du groupe. Il avait dans les mains une arme que je n’avais jamais vue de mes propres yeux, hormis dans les souvenirs de Melanie. Un grand objet allongé. Un fusil.
Cette vision m’emplissait d’horreur, mais Melanie n’y voyait qu’émerveillement, tout excitée qu’elle était par l’importance du groupe. Huit humains ! Huit survivants ! Elle pensait que Jeb était tout seul ou, dans le meilleur des cas, avec seulement Jared et Jamie. Voir autant d’humains à la fois l’emplissait de joie.
Tu es idiote, ou quoi ? ai-je pensé. Regarde-les ! Regarde ce qu’ils ont dans les mains !
Je l’ai contrainte à observer la scène selon mon point de vue. Je lui ai montré les muscles tendus sous les jeans et les chemises maculés de poussière, les postures menaçantes. Ils avaient peut-être été humains, au sens où elle l’entendait, autrefois, mais aujourd’hui ils étaient devenus des barbares, des monstres. Des bêtes réclamant leur festin sanglant.
La mort brillait dans leurs yeux.
À contrecœur, Melanie a reconnu que j’avais raison. Ses chers humains nous montraient leur pire facette, celle que décrivait le journal dans la cabane abandonnée. Nous avions en face de nous des tueurs.
Il aurait mieux valu mourir la veille.
Pourquoi l’oncle Jeb nous avait-il sauvées ?
Un frisson m’a traversée à cette pensée. Je me souvenais que les humains gardaient quelquefois leurs ennemis en vie – un certain temps, du moins, pour obtenir des choses de leur esprit ou de leur corps.
Dans mon cas, je savais exactement ce qu’ils voulaient : le seul secret que je ne pourrais jamais leur révéler. Jamais. Quoi qu’ils puissent me faire. Je me tuerais avant.
Je n’ai pas laissé Melanie entrevoir ce secret. J’ai repris à mon compte son propre système de défense et j’ai élevé un mur dans ma tête pour pouvoir songer en catimini à cette information que je détenais – c’était la première fois que j’y étais contrainte depuis l’implantation. Je n’avais aucune raison d’y penser avant.
Melanie n’a pas cherché à savoir ce qui se trouvait derrière le mur ; peu lui importait que je puisse avoir, moi aussi, des secrets. Elle avait, pour l’heure, des problèmes plus urgents à régler.
Pourquoi lui cacher mon secret, d’ailleurs ? Je n’avais pas la force de Melanie ; elle, elle pourrait endurer la torture. Mais moi ? Quel serait mon seuil de résistance à la douleur ? Combien de temps tiendrais-je ?
Mon estomac s’est soulevé. Le suicide était une option plus révoltante encore, parce qu’elle impliquait un meurtre. Celui de Melanie. Nos sorts à toutes les deux étaient donc liés, dans la torture comme dans la mort.
Non, ils ne feront jamais ça. Oncle Jeb ne les laissera pas me faire du mal.
Oncle Jeb ne sait pas que tu es là ! lui ai-je rappelé.
Alors dis-lui !
J’ai reporté mon attention sur le visage du vieil homme. Sa grosse barbe blanche masquait sa bouche, mais ses yeux n’avaient pas cette lueur mauvaise… Du coin de l’œil, je voyais les hommes du groupe regarder tour à tour oncle Jeb et moi. Ils attendaient une réponse. Pourquoi m’avait-il donné à boire ? Le patriarche continuait de m’observer, ignorant leurs regards interrogateurs.
Je ne peux pas lui dire, Melanie. Il ne me croira pas. Ils vont penser que c’est un mensonge et donc me prendre pour une Traqueuse qui cherche à les infiltrer. Seule une Traqueuse oserait une manœuvre pareille…
Melanie savait que je disais vrai. Dès que j’ai formulé le mot « Traqueuse », je l’ai sentie se raidir de haine ; ses congénères auraient la même réaction.
De toute façon, cela n’a aucune importance. Je suis une âme, et cela suffit à signer mon arrêt de mort.
L’homme à la machette, le plus grand de la bande – un spécimen avec des cheveux bruns, la peau très claire et des yeux turquoise – a eu un rictus de dégoût et a craché par terre. Il a fait un pas vers moi en levant lentement son arme.
En finir, maintenant ! Mieux valait mourir vite par cette main brutale que lentement par un suicide. Tout plutôt que de devenir moi-même une créature violente, versant non seulement mon propre sang mais celui de Melanie.
— Attends un peu, Kyle, a lancé Jeb d’un ton calme et détaché.
L’homme s’est arrêté net toutefois. Il a eu une grimace de frustration et s’est tourné vers l’oncle de Melanie.
— Pourquoi ? Tu as dit que tu étais sûr. Que c’est bien l’un d’entre eux.
J’ai reconnu la voix. C’était cet homme qui avait demandé à Jeb pourquoi il m’avait donné de l’eau.
— Oui. Elle est l’une des leurs, ça ne fait aucun doute. Mais c’est un peu plus compliqué.
— Comment ça ?
C’est un autre homme qui avait posé la question. Il se tenait à côté du grand brun et lui ressemblait. Ils devaient être frères.
— Il se trouve que c’est ma nièce, aussi.
— Mais ce n’est plus ta nièce, a rétorqué Kyle.
Il a craché de nouveau par terre et a fait un nouveau pas vers moi, en brandissant son arme. À voir la tension des épaules, j’ai su que des mots cette fois ne l’arrêteraient pas. J’ai fermé les yeux.
Il y a eu deux clics métalliques, suivis d’un hoquet de surprise. J’ai ouvert les paupières.
— J’ai dit : attends.
La voix de Jeb était toujours calme, mais le fusil était tenu à l’horizontale dans ses mains, le canon pointé sur le dos de Kyle. Le géant s’était arrêté à deux mètres de moi, sa machette oscillant dans l’air au-dessus de sa tête.
— Jeb ! a lancé le frère, horrifié. Qu’est-ce qui te prend ?
— Écarte-toi de cette fille, Kyle.
Kyle a fait volte-face, plein de courroux :
— Ce n’est pas une fille ! Ce n’est plus une humaine, Jeb !
L’oncle a haussé les épaules ; le fusil restait pointé sur Kyle.
— Il y a encore deux ou trois petites choses à régler.
— Filons-la plutôt au docteur. Il pourra la désosser et peut-être en tirer quelque chose ! a lancé une femme d’un ton acide.
J’ai tressailli. Ces mots décrivaient ma pire terreur. Lorsque Jeb m’avait appelé « sa nièce », une lueur d’espoir m’avait étreinte. Peut-être aurait-il pitié… C’était stupide de penser cela, même l’espace d’une seconde. La mort était la seule miséricorde que je pouvais espérer de ces créatures.
J’ai regardé la femme qui avait pris la parole ; elle était aussi âgée que Jeb, peut-être davantage encore. Ses cheveux étaient encore gris sombre ; c’est la raison pour laquelle je n’avais pas remarqué son grand âge. Son visage était parcheminé, et toutes les rides exprimaient sa colère. Mais derrière ce masque fripé, les traits m’étaient familiers.
Melanie a fait le rapprochement entre ce visage vieux et un autre, plus lisse et doux dans ses souvenirs.
— Tante Maggie ? Tu es ici ? Comment est-ce possible ? Est-ce que Sharon…
C’étaient les mots de Melanie, mais ils sortaient par ma bouche. Notre symbiose pendant la traversée du désert l’avait rendue plus forte, ou moi, plus faible. Ou peut-être avais-je l’esprit trop préoccupé… Je vivais mes derniers instants et elle tenait une réunion de famille !
Melanie n’a pu laisser s’exprimer sa surprise jusqu’à son terme, car la vieille humaine, nommée Maggie, s’est précipitée sur nous avec une vélocité surprenante. Elle n’a pas levé la main qui tenait un tournevis – celle que je surveillais – mais l’autre. Je n’ai pas vu le coup partir. J’ai reçu la gifle de plein fouet.
Ma tête a été projetée en arrière et a rebondi sur mon épaule. La vieille Maggie en a profité pour m’en donner une autre, dans un aller et retour expert.
— Tu ne nous abuseras pas, sale parasite ! On connaît toutes vos ruses ! On sait que vous pouvez nous imiter !
Il y avait un goût de sang dans ma bouche.
Ne refais jamais ça ! ai-je lancé à Melanie. Je t’ai dit qu’ils ne nous croiraient pas.
Melanie était trop choquée pour répondre.
— Calme-toi, Mag…, a lancé Jeb.
— Non, je ne me calmerai pas, espèce de vieux toqué ! Il y a sans doute, derrière elle, une légion entière qui va nous tomber dessus !
Elle a reculé, voyant dans mon immobilité celle du crotale à l’affût, et est partie se poster à côté de son frère Jeb.
— Je ne vois personne, a répliqué le patriarche. Hé ho ! ! Il y a quelqu’un ? (J’ai sursauté quand il a crié. Melanie aussi. Puis il a agité le bras au-dessus de sa tête, tenant toujours son fusil dans l’autre.) Par ici !
— Tais-toi donc ! a grogné Maggie en lui donnant un coup dans le torse.
Malgré sa force – je venais d’en faire l’expérience – Jeb n’a pas bronché.
— Elle est seule, Mag. Elle était quasiment morte quand je l’ai trouvée. Elle n’est d’ailleurs pas en grande forme. Les mille-pattes n’abandonneraient jamais l’un des leurs comme ça. Ils seraient venus à son secours bien avant moi. Je ne sais pas ce qu’elle fiche ici, mais elle est seule, ça je peux te l’assurer.
J’ai vu en pensée l’arthropode aux nombreux membres mais je n’ai pas fait le rapprochement.
Il parle de toi, a précisé Melanie. Elle a placé côte à côte l’image de l’animal et celle d’une âme brillante et argentée. Je ne voyais vraiment pas la ressemblance.
Comment sait-il à quoi tu ressembles, d’ailleurs ? s’est étonnée Melanie. Avant d’avoir accès à mes propres souvenirs, Melanie n’avait jamais vu une âme.
Je n’avais pas le temps de m’interroger. Jeb marchait vers moi, les autres le suivaient de près. La main de Kyle était en suspens au-dessus de l’épaule du vieil homme, prête à le retenir ou à le pousser au loin. L’intention n’était pas très claire.
Jeb a tenu son arme dans sa main gauche et m’a tendu la droite. J’ai regardé cette paume, inquiète, m’attendant à recevoir un nouveau coup.
— Allez, debout, m’a-t-il pressé gentiment. Si je pouvais te porter sur mes épaules, je l’aurais fait hier soir. Tu vas devoir encore marcher.
— Non ! a grogné Kyle.
— Je la ramène. (Pour la première fois, Jeb avait haussé le ton. Sous sa barbe, ses mâchoires crispées dessinaient une ligne inflexible.)
— Jebediah ! a protesté Maggie.
— C’est chez moi, Mag. Je fais comme je veux.
— Vieux toqué !
Jeb s’est baissé et a saisi ma main que je tenais fermée sur ma cuisse. Il a tiré un grand coup pour me mettre debout ; ce n’était pas par cruauté, plutôt par empressement, comme s’il voulait se hâter. Mais peut-être réservait-il sa méchanceté pour plus tard ?
J’ai chancelé sur mes jambes. Je ne sentais plus mes membres, juste une myriade de picotements là où le sang revenait dans les artères.
Il y a eu un murmure réprobateur derrière lui. Un murmure polyphonique.
— Très bien, m’a-t-il dit d’une voix toujours gentille. Maintenant, tirons-nous d’ici avant qu’il ne commence à faire chaud.
Celui qui devait être le frère de Kyle a arrêté Jeb :
— Tu ne vas pas lui montrer l’endroit où l’on vit…
— Quelle importance ! a lâché Maggie avec acrimonie. Le mille-pattes ne va pas faire de vieux os !
Jeb a poussé un soupir et a détaché son foulard.
— C’est ridicule, a-t-il marmonné, mais il a roulé le tissu crasseux, raide de sueur séchée, pour en faire un bandeau.
Je suis restée totalement immobile pendant qu’il me le nouait sur les yeux, luttant contre la terreur qui m’envahissait à l’idée de ne plus voir mes ennemis.
J’étais aveugle, mais j’ai reconnu la main posée dans mon dos pour me guider – c’était celle de Jeb. Aucune autre n’aurait été aussi douce.
On a commencé à marcher vers le nord. Personne ne parlait au début. Il n’y avait que le crissement du sable sous les pieds. Le sol était égal, mais je trébuchais souvent à cause de mes jambes engourdies. Jeb était patient. Cette main dans mon dos avait quelque chose de chevaleresque.
J’ai senti le soleil se lever. Des pas se sont faits plus rapides que d’autres. Ils nous ont dépassés, jusqu’à s’évanouir devant nous. Un tout petit groupe est resté avec Jeb et moi. Apparemment, je n’avais pas besoin d’une garde prétorienne ; j’étais faible, affamée, et je chancelais à chaque pas.
— Tu ne comptes quand même pas le lui dire ?
C’était la voix de Maggie, à juste un mètre derrière moi, toujours aussi cinglante.
— Il a le droit de savoir, a répliqué Jeb.
— Ça va le faire souffrir, Jebediah. C’est injuste.
— C’est la vie qui est injuste, Mag.
Je ne savais pas ce qui me terrifiait le plus, entre Jeb, qui tenait, pour des raisons obscures, à me garder en vie, et Maggie, qui avait parlé de me confier à un « docteur », une appellation qui m’emplissait d’une peur animale…
Pendant plusieurs heures, on a marché en silence. Quand mes jambes ont cédé, Jeb m’a fait boire.
— On repartira quand tu seras prête, m’a dit le patriarche avec toujours autant de douceur ; mais cette gentillesse pouvait être illusion.
Il y a eu un soupir impatient.
— Pourquoi fais-tu ça, Jeb ? a demandé un homme. (J’avais déjà entendu cette voix ; c’était celle du frère de Kyle.) Tu veux le donner à Doc ? Tu aurais dû le dire à Kyle, tout simplement. Ce n’était pas la peine de le menacer avec ton fusil.
— C’était une piqûre de rappel, a grommelé Jeb. Ton frère en a besoin de temps en temps.
— Ne me dis pas que tu as eu pitié pour cette chose, pas après tout ce que tu as vu.
— Justement. Si, après tout ce que j’ai vu, je n’avais pas appris la compassion, je ne vaudrais pas grand-chose. Mais non, ce n’est pas par pitié. Si j’avais eu de la pitié, je l’aurais laissée mourir.
J’ai frissonné dans l’air surchauffé.
— Pourquoi alors ? a insisté le frère de Kyle.
Il y a eu un long silence. La main de Jeb a cherché la mienne. Je l’ai saisie, j’avais besoin d’aide pour me relever. Son autre main s’est plaquée dans mon dos et nous avons recommencé à marcher.
— Par curiosité, a-t-il répondu à voix basse.
Personne n’a rien dit.
Tout en marchant, j’ai tenté de faire le point sur notre situation.
Un, je n’étais pas la première âme qu’ils avaient capturée. Il existait une procédure de routine prévue pour ce genre de cas. Ce « Doc » avait déjà tenté d’obtenir des réponses chez mes sœurs.
Deux, il avait fait chou blanc. Si une âme avait craqué sous la torture, sans parvenir à se suicider, ces humains n’auraient pas besoin de moi aujourd’hui. Ma mort aurait donc été rapide, ce qui aurait été un moindre mal.
Curieusement, je ne voulais pas mourir, même vite et avec le moins de douleur possible… Pourtant c’était facile de précipiter les choses : il me suffisait de leur dire que j’étais une Traqueuse, que mes collègues étaient sur ma piste, telle une cavalerie implacable. Ou encore leur avouer la simple vérité, que Melanie vivait encore en moi, que c’était elle qui m’avait amenée ici.
À leurs yeux, ce serait évidemment un mensonge de Traqueur, un mensonge dangereux parce que tellement séduisant, tellement chargé d’espoir – prétendre qu’un humain pouvait survivre à une insertion… Convaincus qu’on leur tendrait un piège, ils se débarrasseraient de moi au plus vite et iraient se terrer dans une autre cachette, très loin d’ici.
Tu as sans doute raison, a reconnu Melanie. C’est en tout cas ce que je ferais à leur place.
Ne souffrant plus, le suicide était désormais difficile à envisager ; mon instinct de survie soudait mes lèvres. Le souvenir de ma dernière entrevue avec ma Tutrice – un souvenir si lointain qu’il paraissait appartenir à une autre vie – m’est revenu en mémoire. Melanie me mettait au défi de l’éliminer… une autre forme de suicide, mais ce n’était que du bluff. On ne désire jamais sérieusement mourir quand on est confortablement installé dans un fauteuil !
La nuit dernière, Melanie et moi avions réellement souhaité en finir, mais la mort toquait alors à notre porte. Maintenant j’étais de nouveau debout sur mes jambes, et tout était différent.
Je ne veux pas mourir non plus, a murmuré Melanie. Mais peut-être te trompes-tu ? Ce n’est peut-être pas pour nous livrer au docteur qu’ils nous gardent en vie. Pourquoi feraient-ils une chose pareille ? Elle ne voulait pas imaginer les atrocités qu’ils pouvaient nous faire et elle en savait, à ce sujet, bien plus long que moi. Que cherchent-ils au juste ? Quelle information peut être aussi importante ?
Ça, je ne le dirai jamais. Ni à toi. Ni à aucun humain.
Une belle déclaration… mais je ne souffrais pas encore…
Une autre heure s’est écoulée. Le soleil était au-dessus de nos têtes, ceignant mes cheveux d’une couronne de feu, quand mon environnement sonore a changé subitement. Les crissements de nos pas, que je ne remarquais même plus, ont été soudain émaillés de tintements qui se perdaient en échos. Jeb et moi marchions encore dans le sable, mais devant nous, quelqu’un abordait un sol nouveau.
— Fais attention, m’a prévenue Jeb.
J’ai hésité, ne sachant trop à quoi je devais faire attention, ni comment faire sans mes yeux. Sa main a alors quitté mon dos et a appuyé sur mon crâne, pour me faire baisser la tête. Je me suis exécutée, gênée par mon cou tout raide.
Il m’a guidée ainsi un moment, puis j’ai entendu mes pas claquer à leur tour et se perdre en échos. Le sol sous mes pieds n’était plus du sable, ni du gravier. C’était plat, solide.
Le soleil avait disparu. Je ne le sentais plus cuire ma peau, ni embraser mes cheveux.
J’ai fait un autre pas et un air nouveau a frappé mon visage. Ce n’était pas du vent. C’était immobile, une sorte de couche dans laquelle je pénétrais. Le vent du désert était tombé. L’air était plus frais. Je percevais un peu d’humidité, un vague relent de moisissure aussi.
Tant de questions se bousculaient dans nos esprits. Melanie brûlait de poser les siennes mais je restais silencieuse. Aucune parole n’aurait pu nous aider à cet instant.
— C’est bon, tu peux te redresser, m’a dit Jeb.
J’ai lentement relevé la tête.
Malgré le bandeau, j’ai remarqué qu’il n’y avait pas de lumière. C’était le noir complet derrière le bandana. J’entendais, dans mon dos, les autres trépigner sur place, attendant que l’on avance.
— Par ici, a dit Jeb en me guidant à nouveau.
Nos pas résonnaient sur les parois toutes proches. Le conduit devait être très étroit. Par réflexe, je marchais courbée.
On a avancé ainsi sur quelques mètres en ligne droite puis le tunnel a semblé décrire une épingle à cheveux. Puis il y a eu une descente. À chaque pas, l’inclinaison s’accentuait. Jeb m’a offert sa main calleuse pour m’empêcher de tomber. Je ne sais combien de temps nous nous sommes ainsi enfoncés dans les ténèbres. Le temps a sans doute paru décuplé par l’angoisse…
Il y a eu un autre virage serré et puis le sol s’est mis à remonter. J’avais les jambes si lourdes ; Jeb a dû me tirer pour m’aider à grimper. L’air s’est fait plus humide, mais l’obscurité est restée aussi totale. Les seuls sons étaient le bruit de nos pas et leurs échos tout proches.
Le chemin est redevenu horizontal et s’est mis à zigzaguer comme un serpent.
Enfin… il y a eu une lueur sur le pourtour de mon bandeau. J’aurais bien aimé qu’il glisse tout seul, car je n’osais pas le faire moi-même. J’aurais été moins terrorisée si j’avais pu voir où je me trouvais.
Avec la lumière est venu le bruit. Des bruits étranges, une sorte de rumeur. Comme le son d’une chute d’eau.
Le son s’est amplifié à notre approche. Et cela ressemblait de moins en moins à un bruit d’eau. Les fréquences étaient trop variées, un assortiment de basses et d’aigus se réverbérant sur la roche. Si l’ensemble avait été moins discordant, j’aurais pu me croire sur le Monde des Chants, baignée par sa musique perpétuelle. Les ténèbres artificielles, générées par mon bandeau, renforçaient encore cette impression puisque, sur cette planète, j’étais aveugle.
Melanie a compris avant moi l’origine de cette cacophonie. Je n’avais jamais entendu ce bruit parce que je ne m’étais jamais trouvée avec des humains.
C’est une dispute. Une dispute entre plusieurs personnes.
Melanie était attirée par le son. Il y avait donc d’autres humains ici ? En découvrir huit d’un coup nous avait déjà causé un choc à Melanie et à moi. Où étions-nous ?
Des mains m’ont touché la nuque ; j’ai sursauté.
— Tout doux, a dit Jeb en retirant mon bandeau.
J’ai battu des paupières, et les ombres autour de moi ont pris forme : des murs de roche, un plafond en coupole, un sol usé et poussiéreux. Nous étions sous terre, dans une cavité naturelle. Nous ne pouvions être si profond. J’avais eu l’impression globalement de monter plutôt que de descendre.
Les murs et la voûte de pierre étaient brun ocre, et percés d’innombrables trous comme un gruyère. Ceux situés en partie basse étaient usés, mais ceux au-dessus de ma tête étaient hérissés d’arêtes tranchantes.
La lumière provenait d’une ouverture devant nous, circulaire comme les autres trous, mais d’un diamètre plus grand – une entrée, un passage vers un lieu éclairé. Melanie ne tenait plus en place, exaltée par l’idée que de nombreux humains avaient survécu. Je me suis raidie. Les ténèbres ne seraient-elles pas préférables à ce que la lumière allait me révéler ?
— Désolé, a murmuré Jeb dans un soupir, si bas que je devais être la seule à l’avoir entendu.
J’avais la gorge nouée, le tournis aussi, mais cela pouvait être simplement la faim. Mes mains se sont mises à trembler comme des feuilles sous la brise, au moment où Jeb m’a poussée vers le grand trou.
Le tunnel débouchait dans une salle si vaste qu’au début j’ai cru que c’était le fruit de mon imagination. Le plafond était si lumineux, si haut… on aurait dit un ciel artificiel. J’ai tenté de distinguer ce qui l’éclairait ainsi, mais les rayons étaient trop puissants et aveuglants.
Je m’attendais à ce que la rumeur de la dispute se fasse plus forte, mais tout d’un coup, il y a eu un grand silence dans l’immense caverne.
Le sol de la cavité était sombre après la clarté aveuglante de la voûte. Il m’a fallu un moment pour m’acclimater et lire les formes noires qui m’entouraient.
D’autres humains ! Plusieurs dizaines – une véritable foule pour moi ! – qui se tenaient cois et immobiles, une multitude de paires d’yeux braqués sur moi, brillant de la même haine que celle que j’avais vue sur les visages de mes sauveteurs le matin même.
Melanie était sous le choc. Elle les comptait, un à un, émerveillée… dix, quinze, vingt… vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept…
Je me fichais de savoir combien ils étaient ! J’ai voulu le lui faire savoir. Un seul d’entre eux pouvait me tuer – nous tuer. J’ai tenté de lui ouvrir les yeux, de lui faire comprendre à quel point notre situation était précaire, mais elle ne voulait rien entendre, grisée de se retrouver dans un monde humain qu’elle croyait perdu à jamais.
Un homme a fait un pas en avant ; j’ai regardé aussitôt ses mains. Avait-il une arme ? Non, ses poings étaient serrés, mais vides. Mes yeux, s’acclimatant à la douche de lumière, ont remarqué le hâle doré et particulier de sa peau.
Dans un hoquet de stupeur et d’espoir, qui m’a donné le vertige, j’ai relevé les yeux vers son visage…